APPROCHES EN MIROIRS

Ils ont écrit ...

Eric Brogniet


Claire Légat, une voix pour notre temps

La vie est un grand livre indécis et mobile

Marguerite BERVOETS 1914-1944

Claire Légat est née à Pâturages (Province de Hainaut, Belgique) le 20 mai 1938. Elle a animé la vie culturelle francophone belge au début des années soixante, en créant le mouvement Poésie des limites et limites de la poésie et en organisant en 1965, au Palais des Congrès à Bruxelles, le Congrès international de la Jeune poésie. Elle fut proche de la revue Carbone (Liège, 1960-1966).

Comme d'autres poètes de cette période littéraire d'après-guerre et d'avant Mai 68 — je songe ici à Anne-Marie Smal, Suzanne Servais, Louise-Marie Danhaive —, où prédominait encore dans les Lettres belges de langue française un certain néo-classicisme, Claire Légat a ensuite presque disparu des écrans radar.

Deux recueils de facture classique, Prélude, qu'elle publie à 16 ans (Malines, éd. du C.E.L.F., 1955) ainsi que Faim et Soif (Bruxelles, éd Phalanstère de la poésie, 1961, Prix international de poésie Auguste Marin 1961) lui avaient valu les éloges et l'attention de Paul Fécherolle et de Geo Libbrecht. Ils précèdent un recueil au ton tout-à-fait disruptif, Nous nous sommes trompés de monde, poèmes édités chez l'auteur, sous le label éditorial « Poésie des limites et limites de la poésie », en 1966. Albert Ayguesparse, Robert Goffin, Christian Hubin y signent des notes critiques liminaires et une gravure de Marc Laffineur orne le recueil. Celui-ci est accompagné d'un disque enregistré à Paris, à l'Académie du Disque de Poésie ; les poèmes y sont dits par l'autrice et Robert Darame, sur des structures musicales de Darius Cittanova. Michel Cosem, présent au Congrès de la Jeune poésie à Bruxelles en 1965, a consacré plus récemment un numéro entier de sa revue Encres vives à la réédition d'extraits de Nous nous sommes trompés de monde.

Claire Légat possède une voix forte, coupante, entière. Son poème est un ensemble verbal syncopé, où la typographie signale des creux et des cris, où la parole prend appui sur des ruptures rythmiques ou de fortes métaphores au ton parfois surréaliste : Et j'ai chanté, l'espace d'une seconde, l'iris barbare à ton épaule de source! Elle dit l'état du monde, la conscience existentielle, le « corps contemporain », la recherche d'un absolu ou d'une fraternité et dénonce la violence de notre postmodernité : Terre/publique / terre étrangère / je te baptiserai du nom de solitude / malgré les poings dressés / les nébuleuses / qui règnent hors de nos parcours / malgré les siècles qui surgissent de ton flanc / comme des villes nucléaires (...).

A travers son écriture syncopée, faite de collages et de cut up, Claire Légat s'affirme poète témoin de son temps, époque effarée, née d'Hiroshima, traversée par les drames post coloniaux et de nouvelles guerres engendrée par la Guerre froide, étourdie par ses développements technologiques et hantée par une profonde inquiétude existentielle : (...) nous ne saurons pas ce qu'épargne la vie / aux hommes nés pour naître et morts sans le savoir. Malgré la lumière interrompue, les genoux fleuris au milieu des ruines, la conscience de l'écart et de l'incomplétude, la douleur de se retrouver sans comprendre, le poète sait qu'il existe une espérance. Il convoque sa foi en les choses et l'insécurité des magies, legs merveilleux de l'aube et de la nativité. Loin des enchantements anciens, il sait qu'À témoin, nous serons pris à témoin par nous-mêmes : / à travers la pierre, la peau, à travers / ces petites morts que nous sauvons de seconde en seconde...

La vie d'une artiste n'est pas toujours compatible avec le rôle social qui lui était et lui est encore souvent attribué : Claire Lejeune n'est devenue l'écrivaine que l'on connaît qu'après avoir rompu avec son rôle de mère et d'épouse au foyer ;

Cécile Miguel a choisi l'errance et le refus de toute maternité et confort matériel pour élaborer une œuvre singulière qui sort à peine de l'oubli ; Anne-Marie Smal a fini sa vie dans une indifférence quasi-totale du milieu littéraire vis-à-vis de son œuvre... Anne-Marie Kegels, Marianne Van Hirtum, Madeleine Biefnot. Sophie Podolski ont à peine été exhumées.. Sans ce déterminisme culturel et sociologique, que serait-il advenu de l'œuvre de Claire Légat comme de celle de ses consœurs? « (...) le rythme et la musicalité qu'attestaient ses précédents recueils (...) et que l'on retrouve ici, transformés par la syncope et les dissonances propres à une certaine musique actuelle, ne laissent aucun doute sur le caractère délibéré d'un tel travail: il est celui d'une novatrice qui, obstinément, se forge une voix et en accepte les exigences, les difficultés. Il est en tous cas impossible de lire un poème d'elle sans y reconnaître son empreinte et sa forte personnalité (...) » écrivait à son propos, dans les années soixante, Christian Hubin.

Je laisserai le dernier mot à Claire Légat, en recommandant vivement au lecteur de découvrir et de faire découvrir sa voix authentique et généreuse :

Je n'attends rien dans cette faille / que ma poignée d'ombre arrachée à vos chevelures / mais je veux qu'un jour on sache qu'en s'échappant de mes veines / mon sang traça le plus beau poème ...

Eric BROGNIET

Arnaud Forgeron


Promenoir des déracinés,

Que veut nous dire Claire au travers de ces mots faisant accueil, faisant titre du recueil / que veut nous dire l'appel de ces mots à travers Claire ?

Déracinés mais sur un promenoir (1), fin de l'errance? Une errance acheminée ? Entendons ici, non une errance fugitive mais, à même, tenant lieu, à demeure, dans la venue devenue pleine présence.

« Le sacré laisse la Fête être la fête des fiançailles qu'elle est. » (2)

par delà les haies de cris il y a

en pure perte

la voix du paysage

en marge de nos gestes

se déjoue

l'équation du temps (3)

Un promenoir pour une veille. Le voir accompli de l'errance en la veille de la promenade.

Claire en poète qui veille répondant à l'appel entre le là et ses ailleurs où reposent sans fond les fonds. Amour du recul suprême de ce qui appelle. La vie qui affleure par le vivant, la main de Claire qui effleure, effeuille ses bonsaïs (4). Le poème en le fini-infini de la couleur des pétales d'une fleur éclose.

(1) Le Littré nous donne comme définition: partie d'un édifice libre et couverte ou d'un jardin destinée à la promenade.

(2) Approche de Hölderlin, Martin Heidegger, Gallimard

(3) Aura papillon

(4) Art que l'auteur pratique assidûment et patiemment


entre la veille

et

le sommeil

dans l'intimité de l'itinérance

prête à appareiller sur mon vaisseau d'osier (1)

Ici chaque déraciné peut s'abreuver, faire corps, corps-à-corps avec, « devant la haute spirale de ce qui est. » (2) Tout déraciné est à découvert dans l'ouvert, voilà pourquoi Claire y a aménagé ce jardin en poésie avec ce promenoir qui achemine vers la parole. Du retrait de l'acte d'écrire à portée universelle. Jardin qui donne et ouvre les possibles, promenoir tel « chemin qui met tout en chemins. »(3) Chemin en promenoir qui ne nous mène pas plus loin que où est ce qui est, dans la lumière qui donne à voir et qui voile, en filles et fils du soleil.

Sacrifices pour un soleil, faire d'une étendue, d'une inflation, un territoire.

« Tout lieu retiré requiert un promenoir. »(4) Tout regard vers l'horizon est en premier lieu un passage au travers, à travers le proche. De proche en proche, en voisinage. « Le seul véritable objet de la littérature c'est le soleil. »(5) « vivre, et ceci veut dire : contempler la lumière du soleil (6)

j'ai charge de

commencements

[...]

presqu'île

en

partance (7)

(1) Entre la veille

(2) Un cri, chose et signe. Jean-Paul Michel, William Blake & Co. Édit

(3) Acheminement vers la parole, Martin Heidegger

(4) Michel Montaigne

(5) Georges Bataille

(6) Homère

(7) Autant que le grain


En 1960 Claire Légat créait, Poésie des limites / Limites de la poésie, plus de soixante ans plus tard, la boucle semble faite dans la pleine mesure qui fonde, qui achemine. Tel Sagittarius A, la poésie de Claire est un viatique, trou noir et trou de verre ?

VERROU GEANT

A TIRER SUR L'ENVERS DU

MONDE

à l'instant je m'effrite dans le chas de l'aiguille

[...]

où le pied de la gitane épelle

le cri des héros

où l'inflorescence du jour est devancée par le reste du monde (1)

Arnaud Forgeron

(1) Intimité de l'extrême

Laurence Amaury

Promenoir des Déracinés - Claire Légat

Claire Légat nous offre à nouveau un recueil de textes éblouissants où la Poésie se hausse au niveau de la Philosophie pour s'interroger sur le sens du monde et le rôle, le rêve, que peut y jouer le Poète.

De là, ce promenoir à arpenter en solitaire et dans la filiation des silences, pour échapper aux haies de cris et tenter de résoudre tant l'écheveau des énigmes que l'équation du temps.

La Poésie, par la grâce de l'intuition, délaisse alors la raison pour se faire Voyance. Elle nous tend des images fulgurantes, des bribes de vérités impérieuses, évidentes, qui cognent au cœur et que l'on voudrait saisir, retenir pour délester la Vie de l'angoisse.

Elle nous donne à regarder l'harmonie qui perce les paradoxes, qui défie le hasard.

Car si tout s'écoule, bouge, se transforme sans discontinuer, permanence de l'impermanence, à charge du Poète, à travers les secrets de la Nature, à travers l'éclosion du Verbe, de procéder aux incessants recommencements, de frémir, vibrer quand la beauté taraude, et transmettre ces richesses que sont les réponses sans questions engendrant ferveur, voire extase.

Ainsi, pour qui sait voir et écouter, les blessures et les larmes deviennent le socle des métamorphoses, peuvent triompher de l'absurde... émergence de l'absolu.

Œuvre de Nature et d'Art, la conque nous apparaît, paupière d'île où palpite le désir, comme une invitation au voyage. Nous sommes tous des déracinés appelés à survivre, à surmourir, à ne jamais noyer l'espoir.

Chacun est offrande, chacune a sa neige, nous affirme Claire Légat.

J'ai été particulièrement sensible à la musique de ses mots épousant le flamboiement des images et l'acuité de la pensée. Je me sens moi aussi gitane au pied musical, me disant que, si la symphonie des étoiles est sans voix dans notre ciel (en dépit de leur signature sonore), c'est qu'elles sont peut-être sidérées par le génie de la vie et le rythme réconciliateur de l'univers.

Laurence Amaury

Marie-Claude San Juan

Avant-signe, Par Marie-Claude San Juan Lecture du recueil de Claire Légat

J'avais découvert la poésie de Claire Légat par la recension d'Arnaud Forgeron dans la revue A

soi-même, souvent), comme le notait aussi Arnaud Forgeron.

Des poèmes inédits publiés là j'ai tout de suite retenu deux vers qui me semblent particulièrement révélateurs de sa démarche...

demeurerons-nous

l'âme ratissée jusqu'à l'os

Quand la poète pense son être, la dimension la plus subtile de l'esprit, de la conscience, comme une chair métaphorique que les douleurs et les questions déchirent jusqu'à la source de soi. Tout est interrogation, même la douceur de perceptions, la force de vécus essentiels. Pour qu'écrire réponde à l'exercice vital de lucidité.

Promenoir des déracinés

Quel beau titre que celui de cet ensemble...

Promenoir pour une litanie de passants passeurs, que sont les éléments, les vivants, la nature.

Déracinés ? Ce qui est, qui ne se dit qu'en étant autre, traversé et changé, monde miroir. Mais surtout toutes les parts de soi, ce que le temps défait, l'arrachement à ce qui fut, cette inscription en soi d'une réalité... réinvestie dans l'œil

initial

On entre dans un univers très concret, on touche et regarde du réel, et on déchiffre en même temps, au-delà de la beauté, un questionnement en écheveaux d'énigmes.

Interrogations existentielles, que le poème traduit. L'écriture est un processus qui révèle...

clé

pour la mise en abyme

Et à l'horizon, c'est... émergence

de l'absolu

Absolu, le mot est important, car il est la mesure de cette poésie, son exigence. Avec l'acceptation d'une prise de risque, celui de devenir / insolvable. Je comprends là le rapport avec la partition de / l'infini. Pour cela oser la mise à nu de l'écrit, les mots déchirés, effacés, pour ne garder d'eux que ce qui dira l'essentiel de l'itinéraire solitaire d'écriture et d'être...

moi et moi tous feux éteints à la fracture de l'humain

(...)

vers les années-lumière

Et si le champ (...) rêve d'oiseaux, donc de verticalité haute, pour la poète cela passe aussi par la plongée en profondeur, vers les abysses (...) jusqu'au tréfonds, puisque c'est l'envers du monde (en majuscules dans le poème) qui est questionné.

Mais le rêve du champ, cette hauteur de ciel, la poète la revendique aussi, voulant se hisser...

jusqu'à la signature sonore des étoiles prisonnières du vide

Vide qui n'est pas que néant, gouffre infini, mais peut-être ce dont parle François Cheng, ce vide médian qui donne sens à la réalité ternaire de Tout. Ombre, lumière, vide-sens.

La naissance rejoint l'adieu à tout, qui est notre horizon de mortels, et le temps s'inverse.

Il y a dans cette poésie comme une danse cosmique. On voit les gestes de celle qui écrit, on imagine le corps-conscience traversant les frontières du réel. Et justement Claire Légat parle de chorégraphie

Son chemin d'écriture est une voie, au sens fort du terme, de conscience à conscience.

Pour conclure je reprends un passage de ma note de blog, recension du 31-07-21.

« Tension d'écriture, d'exigence. Conscience sur le fil d'équilibriste. C'est cela écrire. Corde vibrante, douloureuse de lucidité. Regard et âme tendus pour capter des gouffres. Ce que devrait faire toute poésie, pour nous inscrire dans la brûlure du réel, sa profondeur. Ces abîmes ils sont nous et l'autre. »

Ils ont lu ...